Michael Günzburger. L’expérimentation en faveur de l’image

Laurence Schmidlin

Les recherches graphiques de Michael Günzburger explorent des notions chères aux médiums de l’estampe et du dessin, des notions qui déterminent même un territoire commun : la ligne, la trace et l’empreinte, avec une prédilection le concernant pour des modes de production de l’image autogénératifs et aléatoires. La production des formes naît chez lui d’un intérêt pour la visualisation du monde matériel à partir de la matière elle-même. Il fait preuve d’une approche scientifique, dans la mesure où il examine de manière poussée un phénomène ou un objet, en épuisant ses paramètres, en les testant et en évaluant leurs implications. Il n’y a rien de gratuit dans la démarche de l’artiste, à plus forte raison lorsqu’il travaille avec de la nourriture ou qu’il imprime le pelage d‘ animaux (2010-2017) : il recherche, par tâtonnements, l’adéquation la plus grande entre le fond et la forme pour élargir le territoire de la représentation. Il s’inscrit en somme dans une lignée d’artistes qui abordent l’estampe moins dans sa dimension virtuose que dans son potentiel expérimental – on pense par exemple à Ed Ruscha –, et, concernant le dessin, qui le considèrent avant tout comme un
processus.

Poursuivant ses réflexions sur la représentation des traces du vivant, Michael Günzburger s’est récemment passionné pour l’oeuf qui symbolise un potentiel en recelant une vie à venir, qui figure l’animal absent. L’artiste développe son sujet dans trois corpus d’oeuvres distincts mais produits parallèlement. Le premier d’entre eux est un ensemble de dessins en quelque sorte d’observation, conformément à une longue pratique de l’artiste, qui représentent des oeufs finement tracés à l’encre de Chine, avec des additions à l’acrylique, à la gomme-laque et à la tempéra à l’oeuf. Ici, l’artiste cherche à éclairer son travail au moyen du dessin et à comprendre son nouveau motif et ses qualités visuelles, formelles et. matérielles. Le support de l’un de ces dessins (Embody the Tool to Make It Work Well, p. 13) consiste en une double feuille permettant des jeux de transparence. Des points trouvés dans le papier – ainsi que dans le dessin (A Clear Move Will Stop the Events, p.6) – sont reliés afin de tracer des lignes, selon un principe précédemment appliqué à des grains de beauté sur un corps (Glückliche Fügung, 2008), mettant au jour des graphiques latents. Une déclinaison de blancs et d’effets de coulure – comme si l’albumen s’était répandu – dévoile tout en subtilité le. registre sensible de ce nouveau thème.

Un deuxième ensemble d’oeuvres (It Becomes Clear Once It’s Loved, p.8, Read It Twice And Utter a Loud Oh, p.7., Read it Twice With Tears in Your Eyes, p.6, Thoroughly Embrace the Signs, p.6) est constitué de dessins réalisés au moyen d’oeufs. de forme ovale de différents calibres (caille, poule et autruche), explorant les traces laissées par ce corps organique telle une écriture, au voisinage de la série Drawing Restraint (débutée en 1987) de Matthew Barney, dans laquelle ce dernier recueille les marques d’actions réalisées sous contrainte physique. De manière bien moins astreignante et laborieuse, Michael Günzburger fait rouler la coquille recouverte de couleur sur une feuille de papier, créant un schéma irrégulier en raison de la forme asymétrique de l’oeuf et de son contenu liquide qui le font sans cesse osciller. L’artiste relance régulièrement l’oeuf afin qu’il poursuive sa course, et ce, jusqu’à ce que la composition lui semble aboutie. Au fur et à mesure de ses expériences, il apprend à maîtriser les mouvements de l’oeuf et peut ainsi exercer un certain contrôle sur ses déplacements et de fait sur le dessin en résultant. Il intervient parfois à la main sur les tracés obtenus et crée des zones d’encre en grattant le papier, comme s’il cherchait à atténuer la clarté de la ligne et à introduire une sorte d’accroc manuel face à une technique en partie mécanique.L’utilisation occasionnelle de la substance même de l’oeuf (It Becomes Clear One It’s Loved, p.8) élargit les ressources matérielles à disposition.

Michael Günzburger observe une autre approche encore de l’oeuf qui n’est cette fois-ci ni un motif ni un instrument, mais un matériau. Dans une série de monotypes – technique rattachée à l’estampe car l’action de décharger une plaque portant la matière picturale contribue de manière décisive à la création de l’image –, il se laisse surprendre par les effets et les jeux de couleurs, lorsqu’un oeuf déposé sur une matrice passe sous la presse lithographique. Le gras de l’oeuf sert à guider la couleur de l’encre elle aussi grasse. Il a ici à nouveau collaboré avec l’imprimeur zurichois Thomi Wolfensberger. Une période intense d’étude de cette matière organique et de ses réactions physique et chimique a précédé l’élaboration des premières oeuvres, comme lors de la création d’un cocktail à imprimer (Chimaira, 2021) : d’essais en essais, Michael Günzburger analyse précisément l’impact de chaque modification (par exemple, l’ajout de sel qui va produire un réseau de petits points en réserve, ou d’huile de tournesol qui va activer la couleur) sur le résultat et apprendre à le maîtriser. S’il se rend finalement compte que les variations quant au comportement de l’oeuf sont limitées, il ne se prive pas d’explorer le spectre de possibles : superposition de couches de couleur (Add Black Glue to One Side of the Desired, p.14, Dig Through the Leftovers Until it Vanishes, p.4), tirages successifs de la matrice (Replicate the Coincidences Three Times, p.9), marques au rouleau encreur (Candldly Remain Silent and Watch, p.11), tracé au moyen d’un oeuf qui retire du pigment sur la matrice et le fait apparaître en réserve sur la feuille (A Late Turn Will Help It Break Through, p.3), utilisation d’objets tirés du registre volatile comme des plumes (You Do Understand While It Sings, p.13), feuille froissée dont les plis laisseront une marque (An Unwritten Line Indicates Another Rising Fold, p.16) et interventions finales manuelles comme le grattage (Decipher Every Trace of Salt You’ve Found, p.13).

Avec ces trois séries d’oeuvres sur et à partir de l’oeuf, Michael Günzburger prouve une fois de plus la fécondité de son insatiable curiosité, tout explorant un motif, un matériau et un objet qui traverse l’histoire de l’art – de l’usage de l’oeuf pour lier des pigments aux sculptures avec coquilles d’oeuf de Marcel Broodthaers et celles dans différentes techniques de Kiki Smith, en passant par les rayogrammes de Man Ray. En jouant du contrôle et du hasard, en faisant de l’expérience le meilleur allié de l’accident volontaire, il crée un univers visuel tantôt sobre et célébrant la ligne, tantôt saturé et éclatant de couleur. Sans doute que les livres de magie, auxquels l’artiste s’est référé pour les titres de ces oeuvres (tant dans l’impératif employé pour donner des instructions et jeter un sort que dans l’accomplissement d’un mouvement et le potentiel qui en découle) fournissent la juste comparaison, au sens où l’issue d’un procédé a beau demeurer incertaine, quelque chose adviendra quoi qu’il arrive.